Eldorianne était bien en peine de discerner quoique ce fût par-delà le verre mal dégrossi de la grande fenêtre en arceau qui barrait le mur nord de la pièce. Tout du moins arrivait-elle à entr’apercevoir la masse sombre et compacte d’un bois qui semblait cerner la tour. Un horizon d’un noir d’encre plongeait ce maigre paysage dans les ténèbres. Sur le carreau, la pluie s’échinait à s’abattre avec violence. <Me voilà quitte du lieu où se situe cette prison…> songea-t-elle. Elle se passa une main dans les cheveux puis se massa la nuque en soupirant. <La nuit sera bien longue…peut être ne reverrai-je jamais plus poindre l’aube…>
Un léger feulement suivi d’un contact contre sa jambe la rappela à la réalité. Sans trop de tact, elle écarta du pied le chat grassouillet qui se frottait contre elle. <Voici Grenadine, mon animal de compagnie et mon…gardien> lui avait dit le vieillard dans un ricanement tout en caressant le gros chat blanc. De fait, il était hors de propos de demander quel type de créature cauchemardesque avait trouvé place dans l’enveloppe corporelle d’un chat albinos.
Eldorianne se détourna de l’obscur panorama extérieur et se mit en quête de retrouver du regard le passage secret qui les avait conduit au dernier étage, dans l’Antichambre. En empruntant le petit escalier de pierre, camouflé par un mur escamotable jute derrière le trône du vieillard, Eldorianne ne c’était pas attendu à découvrir pareil spectacle. Au centre de la vaste pièce circulaire, se dressait fièrement une arche de sept pieds de haut pour cinq pieds de large, semblablement bâti d’un seul bloc dans un marbre blanc des plus pur. La construction, dénuée d’ornements, irradiait une douce lumière aux accents pourpre. <L’Arche Abyssale palpite de sa propre existence> avait ajouté le démoniste sur un ton professoral. Attirée comme un papillon par la lumière, Eldorianne en vint à poser respectueusement sa main droite sur l’un des piliers dont les faces avant étaient percées de petites niches rectangulaires. Elle senti soudain comme un battement sourd, profond et régulier parvenir jusqu’à elle. Le contact de la parfaite surface lisse était apaisant, déroutant et tendrement familier…
-Prenez garde, Dame. Vous pourriez bien entrer en résonance avec L’Arche. Dans ce cas précis, je ne pourrai plus rien pour vous…gloussa Efford.
Eldorianne s’écarta vivement de l’objet de sa quiétude. Tout en reculant, elle buta contre un socle placé au sol. Elle fit volte-face et découvrit à ses pieds un grand cercle de granit haut d’un demi pied. Des motifs elliptiques complexes ne cessaient de s’entrelacer pour former une sorte de rose des sables. Les sillons de la Rosace de Contention étaient profonds d’un pouce et large du tiers. La noirceur des traînées faisait penser à du sang coagulé. <C’est sur ce réceptacle que prendra corps la Bête…> se souvint-elle en frissonnant.
-Pour conclure notre tour d’horizon, voici les deux estrades sur lesquelles nous prendrons respectivement la place de Requérant pour ma part, et de Scrutateur en ce qui vous concerne… intervint Efford en désignant deux socles triangulaires, eux aussi fait de granit et de même hauteur que la Rosace. L’une de ces estrades s’étirait en un long piédestal qui supportait un lourd volume relié de cuir noir. La place du Scrutateur était en retrait de celle du maître de cérémonie mais toutes deux faisaient face à l’Arche Abyssale. Des inscriptions étranges apposées sur chaque face des socles, dont les filigranes aériens étaient plaisants au regard, échappaient à la compréhension de la Dame. Laissez-moi vous présenter Armus, mon premier disciple, dit l’invocateur en pointant du menton la silhouette de jeune homme.
Ce dernier était afféré sur un énorme alambic dont les circonvolutions de verre permettaient le transit de nombreux liquides aux couleurs variées. De la vapeur et une odeur acre s’éleva soudain de l’appareillage. Sur les côtés de la table, se tenaient tellement de fioles et de bocaux qu’il semblait impossible de les dénombrer. Au sol, des piles d’ouvrages s’entassaient de sorte qu’il fallait se frayer un chemin au travers des petites colonnes de livres pour espérer accéder à l’alambic. L’homme détourna un visage émacié dont le regard était voilé par une paire de bésicles embuées. Ses cheveux noirs hirsutes et bouclés parachevaient le stéréotype de l’apprenti magicien. Il ne pipa mots et se contenta de rajuster son antique tablier de cuir qu’il portait par-dessus ses vêtements sombres. Il fit jouer les articulations de ses mains gantées de cuir avant de s’en retourner à son cher alambic.
-Il est tout à fait charmant…commenta Eldorianne.
-Disons qu’il est peu loquace…mais terriblement efficace. Il est en train de réaliser la solution que nous injecterons dans les entrelacs de la Rosace de Contention pour interdire au démon de prendre définitivement pied sur notre monde. C’est pour cela qu’il est préférable qu’il se concentre…dit Efford en souriant.
Dans le lointain, un grondement sourd se fit entendre.L’orage ne tarderait pas à gagner ces contrées isolées. Le regard d’Eldorianne fut à nouveau capté par l’omniprésence de l’Arche qui illuminait désormais la pièce de son aura pourpre.
-Elle sent que nous allons bientôt la sollicitée…commenta Efford. Auriez-vous l’amabilité de m’aider à placer ces quelques runes dans les emplacements adéquats de l’Arche ?
L’homme se rapprocha de la table de travail où ferraillait son apprenti, s’inclina entre deux tas de livres et prit de ses deux mains un petit coffre en bois ouvragé. Il tendit le contenu à son interlocutrice. Eldorianne s’avança et se saisit sans un mot de la première pierre. Son contact était froid, classique pour un minéral commun. La face avant de marbre blanc était gravée d’une forme semblable à un disque dont un côté était tronqué.
-Placez celle-ci sur le pilier de droite, dans la troisième niche, lui indiqua Efford.
Eldorianne exécuta la manœuvre à douze reprises toujours guidée par le vieux maître. Les petites runes s’enchâssaient parfaitement dans l’Arche dont la douce chaleur sembla augmentée. <Ne pas trop s’attarder…éviter le contact des piliers…> pensa-t-elle.
L’opération achevée, elle découvrit Armus à genoux sur la Rosace de Contention, il était en train de boucher certains canaux avec une sorte de cire, de manière à en interdire l’accès au liquide visqueux et rougeâtre qui patientait non loin de là dans sa flasque de verre. Le masticage achevé, il versa le contenu du récipient dans les sillons. Une forte odeur poivrée s’éleva en vapeur au contact de la solution bouillante et de la pierre froide. Son travail terminé, il inclina la tête vers son maître et s’en retourna vers son alambic.
-Nous pouvons débuter l’invocation, Dame Eldorianne. Prenez place sur l’estrade du Scrutateur et ne la quittez sous aucun prétexte ! cria-t-il. N’ayez crainte, je vous donnerai la marche à suivre au fur et à mesure de nos avancées dans la réalisation de notre projet. Pour le moment, sachez que je vais activer l’Arche Abyssale…le vieillard se plaça sur la stèle du Requérant. Entre temps, Armus prit Grenadine sous le bras et sorti par la porte dérobée non sans que le gros chat proteste. <J’ai manqué l’occasion de voir où se trouvait le mécanisme d’ouverture, mais à quoi bon désormais…> songea Eldorianne en gagnant son emplacement.
Efford se racla la gorge, ouvrit avec doigté le grand livre noir, sélectionna une page et prononça dans la foulée une courte phrase dans un langage sec et guttural. L’Arche Abyssale rayonna de plus bel lorsque chaque rune se fondit dans la masse des piliers de marbre jusqu’à que seules leurs inscriptions rougeoient de pourpre. Un choc terrible ébranla l’Arche qui parut vaciller. Il s’accompagna d’une détonation sans précédent qui enfla jusqu’à révéler sa vrai nature : une clameur…ou plutôt des cris. Un petit vortex aux chatoiements d’émeraude commença à se dessiner au centre des deux piliers, puis en occupa rapidement toute la surface.Le cœur d’Eldorianne battait la chamade, la peur s’instillait peu à peu en elle. Du rideau de jade apparurent soudain pêle-mêle, des membres griffus, des visages déments, des corps informes…il y en avait tellement…mais surtout ces voix, ces appels…Eldorianne poussa un cri de terreur, voulut s’enfuir, renoncer…Lorsque tout fut fini. Les ténèbres. L’absence de son. Une soif de vie, de pouvoir.
-Eldorianne, nous voici enfin réunis…
Troisieme mouvement : L'appel
Troisieme mouvement : L'appel
Marchant vers les glaciales contrées de Midgard..